« Takahashi-san, va déposer ces pots de peinture dans la réserve ! »

C'était toujours à elle de faire le sale boulot. Maya avait la fâcheuse tendance de dire toujours (ou quasiment à chaque fois) oui à tout ce qu'on lui demandait. De ce fait, les professeurs et aussi ses camarades de classe en profitaient. Ça fait toujours plaisir de déléguer ses tâches aux autres, surtout quand ceux à qui on refile le sale travail ne vous envoient jamais balader. La réserve, Maya la connaissait bien. Plus besoin de lui expliquer le chemin pour se rendre dans cet endroit ! C'était comme devenu familier, à force d'aller y déposer toutes sortes de choses.
Tous les pots de peintures étaient déposés dans un carton. Le poids de l'ensemble était un peu lourd pour Maya, et ce fût en soulevant le carton qu'elle s'en rendit compte. Elle ne put s'empêcher de grimacer et cela eut pour effet de faire rire son professeur, ainsi que la plupart des élèves. L'un d'entre eux lui suggéra de se dépêcher, plus vite elle serait arrivée à la réserve, plus vite elle pourrait lâcher le carton de peintures. Logique en même temps, ce conseil elle aurait pu s'en passer. Un camarade sympathique lui ouvrit la porte, et la jeune danseuse se faufila d'un pas soutenu dans le couloir. Il n'y avait quasiment personne dans les couloirs, en même temps il devait être dix-heures du matin, tous les élèves étaient en cours, et ceux qui s'occupaient à autre chose devaient dormir, ou je ne sais quoi d'autre … Le carton prenait énormément de place, et il l'empêchait de voir ce qui se trouvait devant elle. Pas de panique, la route elle la connaissait comme sa poche ! Hop là, tourner à gauche après le portrait d'un vieil homme barbu, ensuite il fallait descendre l'escalier dont la dernière marche craque sans arrêt, et encore un couloir et le tour est joué !

Seulement, il arrive parfois que des obstacles inhabituels viennent vous mettre des bâtons dans les roues, comme ce fût le cas cette fois-ci. Un quelconque objet sur la route, et voilà qu'un drame est vite arrivé. Comme par hasard, sur une distance de quelques mètres, il a fallu que Maya marche en plein sur ce truc. Peu importe ce que l'objet en question était, le tout, c'était de se préoccuper de la conséquence de ce malheureux événement. Une perte d'équilibre, un carton trop lourd, et voilà que la jeune fille perd pieds. Le carton part en avant, un pot de peinture a été mal refermé et voilà ce qu'est en théorie une mauvaise journée. Bien sûr le pot de peinture ne se renversa pas sur le sol, ou bien alors seules quelques gouttes se retrouvèrent à terre, non. La totalité du pot aspergea une sculpture qui se trouvait là, plantée sur le côté . Évidemment tout le monde sait qu'à l'académie, une sculpture ou un tableau est un vrai chef-d'œuvre. Il n'est jamais là au hasard.

« Idiote ! Imbécile ! Crétine ! »

Elle aurait pu continuer longtemps ce petit jeu d'insulte envers elle-même, mais cela n'aurait rien changé à la situation. Un regard à gauche, un à droite, personne en vue. C'était déjà une bonne nouvelle ! Que faire maintenant ? Comment nettoyer cet affreux dégât ? Utiliser son gilet comme chiffon ? Non, pas une bonne idée. Remplir un seau d'eau et le balancer sur la statue ? Trop long à mettre en place, trop de dégâts en plus. Mince ! Il faut réfléchir ! Un coup d'œil rapide au carton, et la petite lumière s'illumina dans l'esprit de Maya. Du White Spirit ! Mais bien sûr ! Il n'y a jamais de peinture sans white spirit ! Sauvée ! Ni une ni deux, la jeune fille ouvrit la bouteille et la déversa sur la sculpture. Au loin elle put entendre un « La vache, ça pue ! C'est quoi cette odeur ? » Mais elle préféra faire mine de ne rien entendre, c'était mieux ainsi. Quelques tâches subsistaient de ci et là, mais la plupart de la peinture rouge était partie. Le tout maintenant, c'était d'éponger la petite mare de peinture au pieds de l'œuvre d'art. Maya retira alors son gilet et le jeta sur le sol, s'en servant comme serpillère. Le résultat n'était pas terrible, mais la mare avait diminué de moitié.

« Comment vais-je faire pour dissimuler le reste, maintenant .. ? »

Elle avait presque murmuré. Cette question elle se la posait à elle-même. C'était bien beau de trouver des solutions, mais à chaque fois qu'elle essayait de rendre la situation moins catastrophique, un nouveau problème s'offrait à elle. Décidément, ce n'était pas sa journée, non, vraiment pas.

Que faire, que faire ? La meilleure des solutions, c'était de regarder dans le carton si par miracle un truc utile pouvait s'y trouver. Un regard rapide, et amen ! Deux chiffons usés se trouvaient là, entre les pots de peinture. Maya les avait attrapé vivement, et utilisé comme éponges pour le reste de peinture au sol. Bon la statue c'était ok, la mare aussi, maintenant c'était les chiffons et le gilet qui posaient problème. Foutu pour foutu, autant faire comme si de rien n'était. Le plus gros de la bêtise avait été réparé ! Toujours en vérifiant si personne n'arrivait, Maya enroula le tout, et le jeta dans le carton. Ses mains étaient rouges de peinture maintenant, il ne lui restait plus qu'à les laver. Mais avant, il lui fallait déposer le carton dans la réserve, ni vue ni connue ! Sauf que, au moment de partir, un garçon débarqua de nul part (enfin si, du coin du couloir). Obnubilée par cette histoire de peinture, Maya ne l'avait même pas entendu arriver. Le jeune homme manqua de lui rentrer dedans, décidément personne ne la voyait ? L'espace d'une seconde elle se sentit invisible, mais il se tourna vers elle pour s'excuser. Et là, ce fût le flash. Il ne lui fallut que quelques centièmes de seconde pour reconnaître ce visage, qui, malgré les années avait gardé ses traits d'enfance. Elle l'avait reconnu, tout de suite. Ce regard, ces cheveux. C'était lui.

« O...Otto-chan... ? »

C'était étrange de prononcer ces quelques mots. Maya ne l'avait pas fais depuis l'âge de huit-ans. Ce garçon qui avait tant grandis, c'était son otto-chan, son mari d'enfance, son tendre et cher premier amour, son confident et ami, la personne qu'elle aimait le plus au monde quand elle était encore une enfant. Celle de qui on l'avait séparé. Maya se souvient encore le chagrin qu'elle avait eu lorsqu'elle dû partir en Angleterre. Depuis ce jour maudit, elle ne l'avait jamais revu. Yegami.
Lui, il s'était déjà légèrement éloignée quand elle prononça ces mots. Il lui tournait le dos, et elle le regardait bêtement partir, comme paralysée. Elle ne pouvait se tromper, impossible ! C'était lui, c'était Yegami, elle l'aurait parié contre tout l'or du monde. L'espace d'un instant elle se sentit idiote, l'appeler par ce surnom, celui de quand elle était petite c'était débile, dépassé. Et elle n'avait même pas pensé à la possibilité qu'il ne se souvienne pas d'elle. Quand on est enfant, on se fait une montagne avec rien, peut-être que ses souvenirs de tant de complicité n'étaient pas partagés. Elle se souvint de cette fois-ci, où elle avait pleuré parce qu'elle avait perdu la petite bague en plastique que Yegami lui avait offert pour leur futur mariage. Il lui avait dis un truc du genre « ne t'en fais pas, la bague n'est pas le plus important. Mais promets-moi de ne pas te perdre toi .. ». C'était mignon, mais finalement elle s'était en quelque sorte perdue, éloignée.

L'espace d'un instant, elle voulut lui sauter dans les bras, tellement la joie de le retrouver était forte. Mais Maya finit par se résoudre. En huit ans les gens changent, et ne réagissent plus de la même façon. Peut-être que ce genre de familiarité aurait été vu comme déplacée. Le mieux à faire, c'était d'attendre sa réaction. En tout cas, elle ne le laisserait pas filer facilement. Maintenant qu'elle l'avait retrouvé, elle ne le lâcherait plus.

Il l'avait pris dans ses bras, tout simplement. Mettre une explication sur ce que Maya ressentait à cet instant était bien trop difficile. Yegami lui avait tellement manqué, et là il débarquait de nul part et les retrouvailles étaient si prenantes qu'elles semblaient irréelles. Le temps d'un souffle, et Maya se crut emprisonnée dans un rêve, un de ceux que l'on fait souvent mais qui ne deviennent jamais réalité. Elle ferma les yeux, et supplia je ne sais qui de lui offrir lorsqu'elle les rouvriraient, toujours la même scène. Toujours cet enlacement, toujours ce garçon collé à elle comme il ne l'avait plus été depuis des années. Quand un moment de bonheur vous arrive sans rien dire, on a envie que le temps s'arrête pour prendre le temps de comprendre, et de savourer l'instant. Maya entoura à son tour le corps de Yegami de ses bras. Elle agrippa ses mains à son t-shirt, oubliant au passage la peinture rouge. Elle ouvrit les yeux, et rien n'avait bougé. C'était si bon de le sentir si près d'elle, qu'elle ne sut comment interpréter cet instant. Retenant ses larmes pour ne pas se montrer gamine, Maya se détacha de son étreinte, et se posta devant lui, restant accrochée à son bras, comme si, si le lien entre eux-deux se cassait, Yegami finirait par disparaître.

« Que..Qu'est-ce que tu fais ici ? C'est dingue ! »

Sa voix tremblait, ainsi que son corps. Elle n'avait pas ressenti ce genre de chose depuis si longtemps ! C'est si bon de retrouver une personne qui vous est chère après tant d'années d'absences. Mais rapidement, un sentiment de peur lui noua la gorge. Et si Yegami lui en voulait pour son manque de nouvelles ? Elle n'avait jamais envoyé une lettre, jamais un mot. Pourquoi ? Pour un tas de raisons qu'elle s'était inventée, par peur surement, par timidité. Elle attendait peut-être qu'il fasse le premier pas, mais plus le temps passait et moins elle pensait que de lui donner des nouvelles était une bonne chose. Si lui il ne l'avait pas fais, c'était surement parce qu'il avait tiré un trait sur elle ? La situation était délicate. Et au fil du temps, on lâche prise, toujours à cause de cette peur qu'il soit trop tard, que le temps imparti se soit écoulé.

Une chance sur combien avaient-ils eu de se rencontrer au détour d'un couloir, précisément ce jour ci, à cet instant, dans cette académie ? Est-ce cela que l'on appelle communément le destin ? Un fil déjà tout tracé pour chacun d'entre nous, comme si nous n'étions pas responsables de nos actes ? Difficile à dire, difficile à croire. Le hasard peut-être, était la cause de leur venue ici ? Possible. Mais alors, quel heureux hasard ! Maya ne se lasserait plus de le remercier, encore et encore pour ce cadeau du ciel. Encore fallait-il que leur relation ne se soit pas assagie, voir vieillie. Et que leur rapport devienne différent. Que nous réserve l'avenir ? Ça c'est un mystère !

« Je suis désolée, otto-chan... »

C'était sorti tout seul comme la solution à ce vide qu'elle avait en elle, depuis leur séparation. « Désolée », un simple mot qui en dit long sur ses sentiments. Elle aurait aimé changer le cour des choses, peut-être pour l'améliorer. Mais comme on dit, on ne revient jamais sur le passé.

Coma ? Avait-elle bien entendu ce mot ? Et bien. Maya en avait loupé des choses pendant ces années. Comme quoi, quand on rencontre à nouveau une personne qu'on a pas vu depuis des années, jamais on ne pense à un coma, un accident, ou quoi que ce soit. Au fond de nous on espère plutôt que cette personne qui nous est chère ait passé des années de bonheur et de joie.
Maya se sentit à nouveau emmener par une force qui la laissait sans défense. Yegami l'avait reprit aux creux de ses bras, et elle ne se lassait pas de cette proximité qui lui avait tellement manqué. Son otto-chan lui déposa un baiser sur la joue, et instantanément les pommettes de la jeune nippone se colorèrent en roses. Il ne faut pas la surprendre comme ça ! Encore un événement imprévisible du genre, et elle nous fait une crise cardiaque !

« Un coma ? … Otto-chan, qu'est ce qui s'est passé ? Tu as eu un accident ? »

Oui, c'était forcément cela : un accident. C'était quand même dingue de penser qu'il ait passé une année entière dans le néant. Une année de sa vie où il n'a rien fait du tout à part vivre dans le rêve. Ça devait être une expérience affreusement incompréhensible. Lorsqu'on est dans le coma, entendons-nous d'une façon ou d'une autre ce qui se passe autour de notre corps endormi ? Ou bien, vivons nous dans le monde de nos songes, sans savoir vraiment que nous sommes endormis ? Est-ce comme si nous fermions les yeux un instant, pour nous réveiller une année plus tard ? Cela doit être terriblement affolant. Comment réagir lorsqu'on perd une année entière de sa vie à dormir ?

Maya se détacha à nouveau de son étreinte pour le regarder en face, le voir, ce jeune homme qu'elle n'avait vu depuis des années. Son visage, sa voix, son odeur lui avaient manqué. Et c'est à ce moment là qu'elle remarqua enfin le cache sur son œil. Mince ! Comment avait-elle pu louper une chose pareille ? Impossible de rater cela, tout de même. Doucement, la jeune fille s'approcha de son ami, et déposa timidement ses doigts frêles sur le bandeau noir qui couvrait un œil de Yegami. Elle ne fit que le frôler, pour redescendre sur sa joue avant de se rendre compte de la situation un peu embarrassante. Maya baissa les yeux, gênée. Était-ce en rapport avec les causes de son coma, ou quelque chose comme ça ?Dire que pour elle, sa vie jusqu'ici s'était résumée à la danse, et à son école ratée. Elle n'était vraiment pas à plaindre vu ce que son otto-chan avait dû vivre.

« Pourquoi portes-tu un cache devant ton œil ? »

Tant de questions timides devant le fait. Yegami se tenait devant elle, il avait changé. Beaucoup de choses devaient s'être passées pendant l'absence de Maya dans sa vie. Le fait qu'elle n'est pas été là pendant ses années la rendirent un peu jalouse. Jalouse de quoi ? Jalouse de qui ? De son fantôme, qui errait loin de son « mari » depuis toutes ces années.